Agir sa vie : La colère comme moyen de subjectivation

 

« La subjectivation est un processus par lequel un individu parvient parfois à occuper d’autres places que celles qui lui ont été assignées » – Pierre ROCHE

 

Selon Spinoza, « nous ne serions points sujets d’un souverain, d’un tyran, de l’obéissance si nous n’étions points remplis de crainte et de respect pour celui-ci. Ou remplis par la crainte (du châtiment) ou par l’espoir (d’une récompense). C’est la tristesse, quelle que soit sa tonalité affective qui nous tient, nous fixe dans l’impuissance, dans le pâtir plutôt que dans l’agir. La voie de la libération procède alors de l’impossibilité physique et affective de supporter davantage une situation d’asservissement donnée. Et le devenir du sujet au sens plein n’a pas d’autre point de départ que la transformation de la crainte en colère… » (Roche, 2007)

Bien qu’il n’ait probablement pas dit ces mots en pensant à l’inceste, il semblerait toutefois que nous puissions y faire un rapprochement….

En effet, pour Spinoza, la renonciation à une position de sujet assujetti n’est possible que lorsque les sentiments négatifs sont transformés en colère. Pierre Roche ajoute : « il n’y a de sujet (de subjectivation) que dans et par les affects (une transmutation affective) ». C’est seulement lorsque le sujet transforme sa tristesse, sa crainte en colère qu’il peut aller à l’encontre de son bourreau et lui signifier son « non ». Non, je ne suis pas d’accord avec cela. Non, tu n’auras plus de droits sur moi. Chez les enfants toutefois, le non est plus difficile à prononcer notamment en raison de la confiance accordée à l’adulte. La vigilance de l’entourage (d’où la nécessité d’éveiller les consciences) est alors indispensable pour l’aider à sortir de cette relation de soumission qui va à l’encontre de son intégrité.

La colère est une émotion qui semble très présente chez les victimes d’inceste. Elle est parfois insidieuse, parfois violente, parfois envahissante. Mais toujours, toujours, elle vient témoigner d’une volonté de la part du sujet de s’affirmer, d’affirmer sa souffrance, de la signifier au monde. « J’ai souffert, je souffre, mais c’en est terminé, je ne me laisserai plus faire ». La colère peut être vue comme une rébellion, mais également comme un avertissement. Le sujet reprend alors ses pleins pouvoirs. Il agit sa vie, brise petit à petit les chaînes qui l’empêchaient d’avancer.

Cependant, la colère n’est pas toujours connotée de manière positive. Elle l’est même rarement. Pourtant, Bauer montre très bien dans son ouvrage Colère—Force destructive et potentiel créatif : L’émotivité dans la littérature et le langage que la colère, lorsqu’elle est positive, peut devenir une force créatrice. Et dans ce cas, ne pourrions-nous pas envisager qu’elle pourrait être créatrice, ou plutôt réparatrice de l’être abimé par l’inceste ? Ne vient-elle pas libérer la personne de ses chaines ? A l’inverse, la sidération semble venir bloquer toute expression de la colère. Si nous nous référons à la psychologie, la sidération apparaitrait lorsque l’événement vécu par le sujet provoque en lui un non-sens. L’incompréhension des causes de l’événement vient alors « geler » les capacités d’élaboration du sujet. On parle alors de mort psychique. La sidération pourrait donc favoriser l’assujettissement tandis que la colère permettrait d’en sortir. Si nous en revenons à la distinction entre colère positive ou négative, nous pourrions donc imaginer que la colère négative résulterait d’une tentative malheureusement vaine de sortir de la sidération. En retournant la colère contre soi-même, en s’autodétruisant, la personne perpétue son assujettissement. Mais dès lors que la colère négative se transforme en colère positive, alors nous pouvons imaginer que la personne sort de la sidération et reprend sa place de sujet. Alors qu’à l’inverse, la colère négative viendrait plutôt blesser davantage le sujet, malgré le soulagement qu’elle semble procurer a priori, la colère positive serait, elle, la première marche menant à la résilience.

Les groupes de parole peuvent offrir un cadre sécurisant à l’expression de cette colère mais également une possibilité de reprendre sa place de sujet, d’acteur de sa vie. En effet, comme le dit Pierre Roche, par la libération de la parole dans les groupes, les processus de subjectivation et d’intersubjectivité peuvent s’opérer. L’intérêt des groupes de parole serait donc d’apprendre aux victimes d’inceste à remodeler leur colère afin qu’elle devienne cette force créatrice qui mène à la résilience.

Accepter sa colère, ne pas la fuir ni la camoufler pourrait donc constituer le premier pas vers cette résilience.

 

Pour aller plus loin…

– Roche, P. (2007). La subjectivation. Dans : Vincent de Gaulejac éd., La sociologie clinique (pp. 161-185). Toulouse, France: ERES. doi:10.3917/eres.roche.2007.01.0161
– Bauer, L., & Reinke, K. (2012). Colère–force destructive et potentiel créatif : L’émotivité dans la littérature et le langage. Frank & Timme. https://books.google.fr/books?id=NVxSAA7jwIkC

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