Introduction
1 adulte sur 10 serait victime d’inceste en France (sondage Ipsos novembre 2020) et 73% des procédures pour violences sexuelles sur mineurs ne vont pas jusqu’au procès selon les données du secrétariat d’État à l’enfance.
Partagées entre la crainte de ne pas être cru, la peur de détruire une famille, la violence des procédures, les carences législatives, la correctionnalisation des crimes, les victimes doivent franchir beaucoup d’obstacles pour obtenir justice. Si face à l’infernale machine judiciaire les parcours sont multiples, les attentes, elles, sont unanimes : faire condamner et stopper les agresseurs et être reconnues comme victimes pour se reconstruire, avancer, tourner une page et tendre vers le mieux.
Cette idée bien ancrée dans l’inconscient collectif, laisse à penser, que le procès serait le point de départ ou une sorte de pilier indissociable au travail de reconstruction psychique, comme si ce dernier ne pouvait s’enclencher sans. Mais, si l’on ne peut nier une certaine réparation pénale quand les verdicts sont exemplaires, qu’en est-il réellement de cette réparation psychique ? Est-elle si fortement assujettie au procès ? Que se passe t’il lorsque le système judiciaire vient bafouer les droits des victimes ? Comment une justice même partielle peut-elle être une étape de reconstruction ?
Cet article est basé sur des témoignages issus de groupes de parole ayant pour thème le rapport des victimes envers la justice. Ces témoignages anonymes semblent être les plus pertinents afin de comprendre les parcours de chacun face à la justice française.
En théorie
De manière générale, largement relayées par les médias, les attentes en matière de justice pénale semblent faire écho à la sortie des tribunaux : « la reconstruction va pouvoir commencer », « nous allons pouvoir avancer », etc. Ces procès, souvent attendus pendant des mois, voire des années, sont perçus comme la promesse d’une page qui se tourne, d’une atténuation de la douleur et d’un début de quelque chose de mieux dans les histoires de chacun.
Plus subjectivement ils sont pour ces survivants une reconnaissance de leur statut de victime, un moyen d’asseoir la vérité, de raconter leur histoire trop souvent cachée, de protéger les autres ou de stopper un climat incestueux transgénérationnel.
« Ma démarche de faire des démarches judiciaires, c’est parce que j’ai entendu que cet agresseur a agressé d’autres enfants et il a eu des enfants qui peut être eux aussi ont été victimes. Cette démarche était pour qu’il arrête de continuer à faire ce qu’il fait et que tout le monde le fasse, qu’il soit reconnu coupable devant la justice. » » Ce procès ce sera la fin de toute cette histoire de famille de trois ou quatre générations « .
Pourtant et malgré des mois, voire des années de démarches nécessitant du courage et de la persévérance, les désillusions sont nombreuses et la chute peut être rude face à un système judiciaire carencé.
En droit
En France, pour déclencher une procédure pénale, il faut déposer plainte auprès de la police, la gendarmerie ou le procureur afin d’informer qu’une infraction a été commise. En théorie donc, chaque personne, victime, doit pouvoir être reçue et entendue dans le respect et la bienveillance. Mais en pratique le dépôt de plainte peut être une épreuve de plus pour ces survivants qui, déjà maltraités dans un environnement familial censé les protéger se retrouvent de nouveau victimisés par un environnement judiciaire également censé être protecteur. Ils doivent trop souvent se battre, ne serait-ce que pour être entendus.
Le ”#doublepeine” du réseau social instagram présent depuis octobre 2021, regorge de témoignages quant à cette violence judiciaire. Quand bien même les victimes arrivent à faire valoir leurs droits, l’enregistrement de la plainte peut être chaotique avec des officiers mal formés donc maladroits dans leurs propos dans le meilleur des cas, ou clairement violents pouvant aller jusqu’à dissuader le dépôt, suspecter la victime de mentir ou même d’avoir provoqué l’agresseur. » Alors je vous passe les aléas des auditions à mon âge 34 ans, où on se fou de notre gueule, à dire « non mais pourquoi vous faites ça ? vous croyez qu’on a que ça à foutre ? Bon bah on va la prendre votre audition », parce que j’insiste « .
Quand la plainte est enregistrée elle n’aboutit pas d’autorité sur un procès car en droit pénal français, pour qualifier un crime ou un délit, il faut des preuves dites matérielles. Une difficulté supplémentaire en matière d’inceste quand on sait que la plupart des victimes développent une amnésie traumatique pouvant durer des années voire des dizaines d’années, les empêchant totalement de se souvenir de leurs agressions. Or le temps n’est pas un allié en matière pénale.
D’abord parce que malheureusement victimes de leur amnésie, il est parfois trop tard pour engager des poursuites quand les délais de prescription sont échus, « J’ai mis de côté, c’est ressorti vers 30 ans. J’ai du juste louper la prescription de deux ans « . Ensuite, en matière de preuve, les années écoulées n’ont souvent rien laissé. Les constats médicaux sont obsolètes et les témoignages quasi inexistants face à ces crimes et délits qui ont souvent lieu dans l’intimité des foyers. Ainsi, répondre aux éléments constitutifs de l’infraction est pratiquement impossible et les dépositaires se retrouvent à devoir prouver la véracité de leurs propos, convaincre que les enfants qu’ils étaient ont été abusés ou violés par un proche, obtenir les aveux des agresseurs dans un sombre échange de paroles. « C’est le Procureur de la République de Limoges qui m’avait dit « c’est pas qu’on vous croit pas, mais il y a pas assez de preuve pour faire un procès ou aller plus loin ».
La réalité des procès
Si les preuves sont là et les délais de prescription non échus, sonne enfin l’heure du procès mais pas la fin des difficultés. Sous l’impulsion de certains avocats ou procureurs et sous couvert d’aider les victimes à obtenir un verdict plus rapidement, ceux-ci vont correctionnaliser les affaires de viols incestueux, reniant en partie les histoires vécues.
Prévue par la loi du 9 mars 2004 cette technique juridique est une déqualification pénale qui permet de convertir un crime en délit, en omettant un élément constitutif du viol par exemple l’assimilant à une agression sexuelle donc à un délit et non plus un crime. En matière d’inceste la technique est aisée étant donné les difficultés de rassembler des éléments matériels. L’absence d’une preuve de pénétration suffit à requalifier le viol en agression sexuelle par exemple. Pire encore, parfois, malgré des faits établis et des preuves incontestables, les affaires seront traitées comme des délits d’agressions sexuelles, le procès aura lieu en correctionnelle et l’agresseur ne sera condamné que pour un délit, avec une peine de prison de 10 ans maximum et non 15 voire la perpétuité en cas de condamnation pour crime.
Ceci permet ainsi un procès plus rapide et plus simple alors que les crimes jugés devant les cours d’assises sont des procédures longues, complexes et dépendantes d’un jury. Pourtant un viol, incestueux ou non d’ailleurs, reste un crime pas un délit ! Forcé de constater que les cours d’assises sont aujourd’hui dans l’impossibilité matérielle de juger la totalité des crimes en France et face à cet engorgement, la correctionnalisation s’avère être la parade. Preuve en est les condamnations répétées à l’encontre de l’État sur le fondement de l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire et l’article 6-1 de la convention européenne des droits de l’homme qui disposent que la justice doit répondre dans des délais raisonnables aux requêtes des justiciables. En décembre 2021, les tribunaux traitaient des affaires datant de 2018.
La voie juridique pour une réparation familiale ?
Les attentes en matière judiciaire ne sont pas que juridiques, elles sont aussi parfois un moyen pour les victimes de faire prendre conscience de leur statut auprès de leurs proches et de rétablir la vérité. Il y est aussi question de justice mais plus personnelle. C’est en déclenchant une procédure que certains proches sortent de leur déni. Quand la parole ne suffit pas, les victimes en se tournant vers la voie judiciaire actent leurs propos qui, parfois, sont enfin reconnus par leurs proches. « la vraie justice française, je ne sais pas comment on dit. Ça ne m’a pas vraiment touché en tant que tel. Je me rends compte que j’ai un besoin de justice, de reconnaissance familiale dans ma vie actuelle ».
Ces attentes d’être reconnu par la sphère familiale sont très présentes chez les victimes, pourtant dans certains cas et malgré les démarches juridiques engagées l’incompréhension, le déni, la pression voire la violence demeurent dans les familles structurellement incestueuses, dysfonctionnelles et violentes. Certaines éclatent, des clans se forment, une pression peut apparaître et une fois de plus les victimes doivent prouver leur statut et faire entendre leur vérité. « j’ai pensé vraiment porter plainte et puis là, ma sœur, elle-même victime m’a dit « non tu ne vas pas faire ça ! »… « Ma mère : « non mais ça se passe enfin, bien avec mon mari. Il est gentil avec moi. Tu ne vas pas faire ça » »… » La famille a été déchirée en deux, ceux qui me croyaient et ceux qui ne me croyaient pas ».
Il y a vraiment un parallélisme entre le fonctionnement du système judiciaire et celui de la famille incestueuse: on ne croit pas tant qu’on ne constate pas, on minore par des peines dérisoires en lien avec la correctionnalisation, on écarte et déresponsabilise ceux qui ont été complices, on crée du traumatisme par des méthodes d’investigation inadaptées etc.
Les victimes se retrouvent de ce fait prises dans un étau entre la famille et la justice.
La désillusion
Si les parcours judiciaires peuvent effectivement être chaotiques, ceux sans encombre ne sont pas toujours gage d’un après « meilleur ». Dans certains cas l’issue d’un procès malgré un verdict exemplaire, peut engendrer ou accentuer un état dépressif chez la victime. En fait un enfant victime d’inceste ne subit pas uniquement de la violence sexuelle de la part de son agresseur.
Trop souvent viennent se mêler de la part de l’agresseur et d’autres proches de la violence physique, verbale ou psychologique, quand ce ne sont pas les trois en même temps. Rien que de ne pas agir pour protéger un enfant est assujetti à de la non-assistance à personne en danger. Or, si au cours d’un procès, un agresseur incestueux peut être condamné, le reste des proches qui n’a tout simplement pas agi pour stopper les violences ou qui était même complice de ces dernières n’est jamais poursuivi.
Un apaisement possible indépendamment de la justice
Si pour certains, la désillusion est immense, pour d’autres, et malgré une absence de verdicts, des non-lieux voire des acquittements, il en ressort quelque chose de positif, plus subjectif et intrinsèque, une avancée dans le parcours des victimes.
D’abord parce qu’oser parler, mettre des mots sur leur histoire et tenter la voie judiciaire les aident à ne plus se cacher, à ne plus avoir honte et à affirmer leur statut de victime indépendamment de la reconnaissance judiciaire. « C’est pas forcément de trouver la justice parce que ça je la trouverai moi-même, enfin la paix intérieure. Je me dis qu’elle ne viendra pas de cela. En revanche, surmonter tout ce parcours je pense que ça pourrait être quelque chose de bien car ça montrerait que j’en suis capable, je ne reste pas dans une grotte, quoi. »
Ensuite parce que parfois, emprunter la voie légale pour dénoncer permet à certains d’être enfin crus par des proches et d’obtenir une reconnaissance longtemps attendue.
La reconstruction, ne dispose pas de règles préétablies, elle n’a pas de généralités. Elle touche au plus profond de l’intimité, elle est intrinsèque, complexe et dépend de chacune des victimes.
Si la reconnaissance pénale peut être une des voies à emprunter afin de parvenir à se reconstruire ou à avancer, elle n’est en aucun cas, une voie toute tracée, garantissant un après ”meilleur”.
» Aujourd’hui, je ne pense pas que c’est un juge ou une sentence qui va me dire ça y est maintenant, tout va bien, tu peux te reconstruire » « Moi l’ébauche d’actions que j’ai faites et tout ce que ça a provoqué comme pressions d’intimidation, ça m’a quand même montré qu’il y avait une part de vérité et que j’avais un tout petit peu de pouvoir et qu’ils avaient la trouille. » D’un côté ça aide de sortir du silence, d’entendre aussi que la famille nous croit, nous soutiens, ça aide. »
Si la législation avance, elle n’en reste pas moins incomplète et vient trop souvent rajouter des difficultés sur des parcours de reconstruction complexes et douloureux.
Bibliographie
https://doi.org/10.3917/jdj.334.0017
Walgrave , « La justice restauratrice et les victimes », dans Le traitement de la délinquance juvénile, Vers un modèle sanctionnel réparateur, Actes du colloque organisé le 23 avril 2004 par le groupe MR de la Chambre des représentants, pp. 49-68, 2004. Disponible sur internet, p. 64.
https://doi.org/10.3917/rpub.018.0139
https://www.franceculture.fr/emissions/comme-personne/inceste-la-justice-criminalise-les-victimes
https://www.senat.fr/lc/lc102/lc1020.html
Documentaire
» Inceste, que justice soit faite «
Droit
https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037289525