Introduction

 

La plupart des gens considèrent le psychotraumatisme comme un trouble mental. L’article sur la mémoire traumatique (hyperlien) décrit les mécanismes cérébraux induits par des événements traumatiques que peuvent constituer des violences sexuelles. Si l’une des conséquences sur le plan psychologique est l’amnésie traumatique, Bessel van der Kolk, le spécialiste du syndrome de stress post-traumatique (SSPT), soutient en titre de son livre de référence, que Le corps n’oublie rien. « Si mon cerveau ne veut pas se rappeler, mon corps se rappelle, et c’est une douleur extrême », tel est l’un des nombreux témoignages des participant(e)s aux groupes de parole du CAIIP qui le confirme. En effet, nous le verrons dans cet article, le traumatisme se produit et s’exprime aussi dans le corps.

 

Les somatisations du traumatisme

 

« Puisque ici, en Occident, on dissocie l’esprit et le corps », les victimes d’inceste et de pédocriminalité partagent une tendance à « développer un mental super fort, et effacer complètement ce qui se peut se passer dans le corps et dans les émotions ». Le corps, réceptacle de la violence et de la douleur, est relégué au second plan : « j’ai une tête là, mais le corps on sait pas trop, je fais comme si ça existait pas, comme si y’avait juste les pensées ».
Pourtant, on sait bien que plus un problème est ignoré, plus il reviendra en force. Et multiples sont les manifestations corporelles qui sont relatées au cours des différents groupes de paroles : douleur chronique, spasmophilie, troubles digestifs, colite néphrétique, douleur urinaire, au niveau de la vessie aussi, beaucoup de mycose, douleurs pelviennes aux ovaires et au foie, fausse-couche à répétition, troubles du comportement alimentaire…
Pour les victimes sous amnésie, c’est comme si « malgré ce trou de mémoire mental, le corps prenait le relais pour dire qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas ». Le corps s’exprime à travers des maux quand les mots manquent : « j’ai cette mémoire corporelle […] et juste parce que c’est là, je sais que c’est arrivé quoi et que, il y a aucun doute, avec toutes les douleurs physiques, tous les problèmes, les maladies, les trucs que je développe. C’est comme là pour me rappeler à chaque fois que même si je n’ai pas les images, je sais que j’ai vécu ça. »
Parfois, c’est grâce à la mémoire corporelle que la sortie d’amnésie devient possible : « suite à une séance d’ostéo… parce que j’ai des douleurs de dos régulièrement, […] enfin à cette période là, j’étais bloquée du dos, j’avais super mal à l’épaule, j’avais plein de douleurs, comme une grand-mère. Et… en fait, quand l’ostéo est passé au niveau de mon… ma… de mon ventre… j’ai explosé. J’ai les souvenirs qui me sont remontés. »
Mais bien souvent, c’est une longue errance médicale qui accompagne les victimes. Soit, elles sont confrontées à l’ignorance du personnel soignant : « avant la sortie du déni, c’était une surconsommation de médecins pour plein de problèmes physiques différents, des douleurs en permanence. Et peu de personnes m’ont interrogée sur d’éventuels vécus traumatiques ». Soit, elles font face à de l’incrédulité : « ces dernières années, je me suis souvent retrouvée avec des médecins qui me croyaient pas, mais normal parce qu’en fait j’ai des symptômes qui sont venus et qui sont repartis, et qui avaient l’air d’être effectivement de la somatisation. » Soit, le traumatisme est minimisé : « et même lorsque je leur (aux médecins) disais que j’ai a été violée enfant, […] ils mettaient plus en avant le fait que je sois en surpoids, sans faire de lien, que le fait que j’avais été victime d’inceste ». Soit, le diagnostique est biaisé : « j’ai des douleurs chroniques, physiques que je mettais sur le compte, beaucoup comme les médecins, du stress, sauf que au bout d’un moment quand j’apprends à gérer mon stress, notamment par la méditation, et que ma vie n’est pas si stressante et que j’ai encore et toujours des douleurs quotidiennes, du coup là, je commence à me dire que le stress était un joli fourre-tout ! »
Cette absence de reconnaissance au niveau médical peut générer plus d’incompréhension et de désarroi auprès des victimes : « il (le médecin) me dit : « physiquement vous n’avez rien ». Et là, je me suis écroulée en pleurant, mais ça n’est pas allé plus loin, ni lui ni moi, on a fait un lien. Aucun. C’est-à-dire que j’ai compris que ce n’était pas physique, mais j’étais extrêmement déçue de ne pas trouver un élément physique. » Cette errance médicale ne fait que se rajouter au parcours du combattant d’une victime d’inceste.

 

La physiologie du traumatisme

 

Les recherches scientifiques ont pourtant réalisé de grandes avancées ces dernières décennies concernant les effets du traumatisme d’un point de vue physiologique, permettant ainsi d’en comprendre les manifestations somatiques.
La Théorie Polyvagale, élaborée par le neuroscientifique Stephen Porges, permet notamment de redéfinir les troubles cliniques liés au traumatisme en tant que difficultés de régulation du système nerveux autonome (SNA).
Le SNA fait partie du système nerveux qui régule les organes internes du corps. Comme son nom l’indique, cette régulation se fait de manière autonome, sans intervention de la conscience ou de la volonté. Ce système se répartit en deux sous-systèmes : le système nerveux sympathique (SNS) et le système nerveux parasympathique (SNP). Traditionnellement et grossièrement, le SNS s’active en présence de stress (syn pathos signifiant « avec les émotions »), tandis que le SNP permet de revenir à un état plus détendu (para syn pathos signifiant « contre les émotions »). Mais la théorie de Porges va plus loin en proposant deux sous-systèmes pour le SNP, en caractérisant le nerf vagal, qui est le principal composant du SNP, sous deux formes : une forme archaïque provenant des ancêtres reptiliens, qui innerve les organes en dessous du diaphragme (comme le système digestif), et une forme plus récente spécifique des mammifères, qui innerve les organes au dessus du diaphragme (comme le système cardio-pulmonaire) mais aussi les muscles du visage et de la tête.
D’après la Théorie Polyvagale, ces trois composants du SNA sont organisés hiérarchiquement pour répondre aux défis, selon trois niveaux de sécurité :
1. Dans l’état de sécurité, c’est la partie la plus récente du SNP qui domine. La régulation du nerf vagal dit « mammifère » est un système extrêmement sophistiqué qui orchestre les relations, l’attachement et le lien, sous forme d’engagement social. Si un conflit se présente, l’individu tentera d’abord de négocier sa sécurité, via la communication verbale et émotionnelle.
2. L’état de danger apparaît si ce système échoue. Le système d’engagement social sera retiré, y compris l’inhibition vagale du cœur, ce qui augmente la fréquence cardiaque pour favoriser la mobilisation par le SNS, en prévision de la défense avec des comportements de combat ou de fuite.
3. L’état d’immobilisation survient quand ni l’engagement social, ni la réaction de combat ou de fuite, ne résolvent la situation, ou lorsqu’il y a danger de mort imminent. C’est le système le plus archaïque, via le nerf vagal qu’on appellera « reptilien » du SNP, qui intervient par réflexe. Ce système régit l’immobilité, le figement et la dissociation – comportement qui, chez les animaux, permet à la victime de feindre la mort pour échapper à son prédateur. Ce système de défense, en augmentant les seuils de douleur, permet à l’individu de ne pas ressentir consciemment l’horreur de la maltraitance, et ainsi, de survivre. C’est une caractéristique de nombreux récits de traumatisme, en particulier avec de jeunes enfants et d’autres situations dans lesquelles il existe une différence de taille ou si le survivant est confronté à un agresseur armé.
Ainsi, lorsqu’elle est menacée, la régulation du SNA se dégrade séquentiellement et involontairement vers des circuits plus anciens, comme tentative adaptative de survie. Mais dans cette « hiérarchie par défaut » basée sur notre phylogénie, plus de système en charge est primitif, plus il occupe de place dans l’organisme. Il y parvient en inhibant les sous-systèmes neurologiques les plus récents et les plus sophistiqués, les empêchant de fonctionner efficacement. Notre système nerveux a évolué pour basculer facilement entre le système d’engagement social du SNP (lié au nerf vagal « mammifère ») et le système de mobilisation du SNS, mais il n’a pas de voie efficace pour sortir du système d’immobilisation du SNP (lié au nerf vagal « reptilien »). Une fois dans cet état de figement, il est difficile de retrouver un état de flexibilité comportementale qui définit la résilience. C’est le cas de nombreux survivants de traumatisme et beaucoup de gens sont en thérapie parce qu’ils ne peuvent pas sortir du circuit d’immobilisation.
En effet, les personnes souffrant de traumatisme complexe (c’est-à-dire des ayant subi des négligences et/ou abus prolongés et répétitifs comme pour les victimes d’inceste) vont être dominées par leur système d’immobilisation. Ce système de défense de dernier recours est fait pour être ponctuel et spécifique. Quand il est activé de façon chronique, les êtres humains deviennent prisonniers d’un système nerveux dérégulé et inadapté. Ces patients auront tendance à souffrir de symptômes de dissociation, de désorientation, de dépersonnalisation et différentes plaintes somatiques. Puisque la partie du nerf vagal impliqué dans cet état, innerve les organes en dessous du diaphragme, un éventail différent de troubles cliniques sous-diaphragmatiques peut apparaître, comme des problèmes digestifs, d’obésité ou d’ordre sexuel, souvent comorbides du traumatisme.
Les personnes traumatisées de manière ponctuelle vont généralement être dominées par un SNS chroniquement activé, générant un état de mobilisation inadaptée générant stress et hyper-vigilance. Elles ont tendance à présenter des clusters de symptômes cliniques, tels que l’hypertension, les maladies cardiovasculaires, l’apnée du sommeil et le diabète et d’autres troubles autonomes des organes au-dessus du diaphragme, liés à un faible tonus vagal supra-diaphragmatique (nerf vagal « mammifère ») et SNS activé.
Tous ces symptômes sont des caractéristiques du SNA qui ne peuvent se produire que lorsque le nouveau système vagal « mammifère » ne nous fait pas nous sentir en sécurité, en régulant de manière appropriée les composants sympathique et parasympathique « reptilien » du SNA. Beaucoup de gens présentent une combinaison d’hyperactivité sympathique et vagale, ce qui rend la symptomatologie plus complexe.
Ce témoignage poignant illustre ces propos : « la semaine dernière, mon système nerveux a complètement pété un câble. […] Je me suis réveillée avec des vertiges, […] et puis j’ai vomi, j’ai vomi, j’ai vomi. […] Je suis allée voir mon ostéo qui m’a pris en urgence et qui m’a aidée à me remettre, parce que j’avais mon bassin qui s’était complètement déplacé. […] Il m’a expliqué que c’était mon système nerveux qui avait complètement pété un câble de trop d’informations en fait. Et… je me rends compte à quel point j’ai beau avoir fait un, je trouve déjà, un long chemin thérapeutique, avoir déjà mis le doigts sur beaucoup de choses et, qu’en fait là, en ce moment, je suis dans une période de stress extrême et mon corps n’arrive pas du tout à gérer. Et ça s’exprime malgré nous ! […] Je me dis aussi que mon corps, quelque part, il me rappelle que c’est vrai et qu’il ne faut pas que j’abandonne, en fait (sanglot) et que même si je n’ai pas, selon moi, assez d’images et j’ai pas de trucs concrets à expliquer, il faut que je fasse confiance à ce que je ressens. »
Plusieurs symptômes cliniques considérés dans le monde médical comme étant liés à des organes cibles peuvent être liés à une perturbation de la régulation neuronale de ces organes. Cependant, peu de médecins sont suffisamment conscients de la contribution du système nerveux au fonctionnement des organes viscéraux. En être instruit peut conduire à de meilleures explications et traitements des troubles. Sans principe organisateur, comme la régulation neuronale, permettant de comprendre les mécanismes conduisant aux troubles cliniques, le diagnostic peut conduire à une perte de contrôle et à un sentiment de désespoir. Une partie importante de la Théorie Polyvagale consiste à informer les survivants que leurs symptômes sont le produit fonctionnel d’un système de contrôle neuronal qui leur a permis de s’adapter et de survivre.

 

Une thérapie somatique du traumatisme

 

Selon Van der Kolk : « après le traumatisme, on perçoit le monde avec un autre système nerveux ». Il est donc crucial que le traitement d’un traumatisme porte sur l’ensemble de l’organisme : cerveau, corps, esprit.
Les recherches scientifiques de Porges ont convergé avec la pratique clinique de Peter Levine, psychologue-éthologue qui a élaboré la Somatic Experiencing, une approche thérapeutique du traumatisme, décrite dans un premier ouvrage, Réveiller le Tigre, Guérir le traumatisme, publié en 1997. Selon le clinicien, la clé de la guérison se trouve « par delà les mots », dans notre corps et dans nos instincts.
Le postulat de base de Levine est que le traumatisme se produit quand la réponse de figement ne va pas à son terme, et qu’elle devient chroniquement associée à la peur et à d’autres émotions négatives telles que la terreur, la répulsion et l’impuissance. En effet, si la réaction de défense est entravée – par exemple, quand on est cloué au sol, pris au piège ou empêché d’agir comme dans un viol –, le système nerveux continue de s’activer en vain en provoquant une mobilisation qui reste bloquée même longtemps après que le danger soit passé.
Cette thérapie somatique consiste donc à libérer de manière graduelle et sécurisée l’information sensorielle bloquée et figée par le traumatisme ; aider les patients à apprivoiser l’énergie libérée par cette expérience intérieure (au lieu de la refouler) ; et achever les actes d’autoprotection empêchés quand ils étaient coincés, entravés ou paralysés par la terreur. En « renégociant » son traumatisme, la personne pourra à nouveau éprouver le plaisir d’agir efficacement et restaurer un sentiment de maitrise et de capacité à se défendre et se protéger activement.
Cette approche propose un nouveau paradigme dans le traitement du SSPT, qui au lieu d’être considéré comme une maladie au sens classique du terme, serait, selon Levine : « une profonde expérience du ‘dés-ordre’ ».

 

Conclusion

 

Grâce à ces approches somatiques du traumatisme, les victimes d’inceste et de pédocriminalité peuvent se déculpabiliser de leur non-réaction face à leur agresseur, sachant que leur immobilité était une réponse adaptative qui leur a permis de survivre. Cette réaction est physiologique, elle ne dépend ni de la volonté, ni de la personnalité, encore moins quand on est enfant.
Cette information a eu un impact particulièrement positif chez certaines participantes des groupes de parole du CAIIP :
« Quand j’ai compris que, en fait, j’ai pas choisi, et que j’étais réveillée certes mais que j’étais complétement paralysée, ça m’a beaucoup soulagée. Et le fait que ça a un fondement scientifique, ça m’a beaucoup aidée, ça m’a déculpabilisée, ça m’a aidée à comprendre que j’étais effectivement, vraiment mais vraiment, pas responsable, non plus de ça, même de cette sidération. »
« C’est un livre sur le traumatisme, ça s’appelle « Réveiller le tigre, guérir le traumatisme ». Et moi les témoignages déjà dans le livre ça m’a vraiment parlé, alors que ça me parlait pas du tout l’EMDR. Et aussi, en fait, j’avais une douleur dans le bas du ventre depuis deux ans et demi, et là je l’ai plus depuis que j’ai lu ce livre. […] Cette approche, j’avais jamais lu ça, j’avais jamais trouvé ailleurs. Donc je suis contente d’avoir lu ce bouquin, ça m’a vraiment soulagée dans mes somatisations. »
Il semblait donc important de pouvoir exposer ces concepts dans cet article afin qu’un maximum de victimes, mais aussi de soignants, puissent en avoir conscience.

 

 

Références

 

Bessel Van Der Kolk, 2018 : Le corps n’oublie rien – Le cerveau, l’esprit, le corps dans la guérison du traumatisme.

Stephen W. Porges, 2017 : The pocket guide to the Polyvagal Theory – The transformative power of feeling safe.

Peter A. Levine, 2020 : Guérir par-delà les mots – Comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-être.