Inceste – Ils brisent l’omerta

Près de 7 millions de personnes en France ont déjà été victimes d’abus sexuels au sein même de leur famille. Alors que le livre de Camille Kouchner, « La Familia grande », libère leur parole, les associations réclament une réponse forte de l’État. Comme Anne, Céleste, Loïc et Nina, nos témoins.

Une société face à ses démons (Par Delphine TANGUY)

C ’était un père, un frère, un oncle, un cousin, un grand-père. Elles, avaient 3, 5, 11, 14 ans. Depuis une semaine, à la suite de la parution de La Familia grande, le livre de la juriste Camille Kouchner qui dénonce les abus sexuels commis sur son propre frère par leur beau-père, le politologue Olivier Duhamel, les témoignages de victimes déferlent sur les réseaux sociaux, assortis du #MeTooInceste. En confirmant l’ampleur. L’effarante banalité. Et l’omerta qui la permet et l’aggrave. Dans les familles, la révélation de ce crime est une « bombe nucléaire », décrit Randal Do, sexothérapeute, responsable marseillaise de l’association « Face à l’inceste ». La Familia grande est une déflagration qui vient ébranler une société « formatée pour détourner la tête », selon l’expression de Sylvie Benamou, psychosociologue, à la tête du Collectif d’aide internationale inceste et pédocriminalité (CAIIP). Or, « 80 % des actes commis sur des enfants le sont dans le cercle familial ou proche », rappelle Fanny Fontan, réalisatrice marseillaise de N’en parle pas c’est un secret, documentaire consacré aux victimes d’inceste. Son prochain film, Le sous-sol de nos démons, décrit un autre tabou : la prise en charge des auteurs. Un sujet qui s’apprête à faire l’actualité avec le lancement imminent de la ligne nationale d’écoute pour les personnes pédophiles.

Inceste – Des mots pour briser la chape du silence

Tabou, l’inceste est pourtant partout. Selon les dernières estimations, près de 7 millions de Français, soit une personne sur dix, et ceci dans tous les milieux sociaux, en ont été victimes. C’est aussi deux enfants au moins par classe. Sidérants, ces chiffres, que certains pensent pourtant sous-estimés, comme les témoignages bouleversants qui abondent ces jours-ci sur Twitter, appellent une réaction forte des pouvoirs publics : il ne s’agit plus cette fois seulement de libérer la parole, mais bien… d’y répondre. « Face à l’inceste » réclame ainsi une modification de la loi, pour que l’enfant victime n’ait plus à prouver qu’il n’était pas consentant. C’est aussi le sens de la proposition de loi adoptée hier à l’unanimité au Sénat. Pour son auteur, la centriste Annick Billon, il s’agissait là de poser dans le droit « un nouvel interdit : celui de tout rapport sexuel avec un mineur de 13 ans ». Une volonté cependant douchée par le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti pour qui toute modification de la loi pénale « doit être envisagée avec détermination mais prudence » et après « un travail de consultation avec les associations ». Celui-ci sera engagé « dès la semaine prochaine » avec le secrétaire d’État à l’Enfance, Adrien Taquet, tandis que la commission d’enquête sur l’inceste, après la démission d’Elisabeth Guigou, éclaboussée par l’affaire Duhamel, attend une nouvelle présidence. D’autres textes sont également en préparation à l’Assemblée nationale, dont celui de la députée marseillaise LREM Alexandra Louis. Hier enfin, le frère de Camille Kouchner a été entendu par la Brigade de protection des mineurs (BPM) dans le cadre de l’enquête ouverte par le parquet de Paris pour « viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur mineur de 15 ans ». L’enquête vise à vérifier si les faits sont prescrits et « identifier toute autre victime potentielle ». Le signe que les choses bougent enfin ? Chez les victimes, l’attente est en tout cas immense. « La justice manque terriblement de moyens », soupire ainsi Loïc (lire ci-dessous). Dans son affaire, depuis deux ans, les dizaines de cassettes vidéo saisies au domicile de son père n’ont toujours pas pu être exploitées… faute du caméscope nécessaire pour les lire ! « On sait que beaucoup de victimes sortent du déni à l’âge adulte, tard, parfois après les 30 ans de prescription », pose aussi Nina. Abolir la prescription, « c’est donc la plus grande justice qu’on peut faire aux victimes, qui porteront les séquelles de cet inceste toute leur vie ». « C’est un crime contre l’humanité, je veux qu’il soit imprescriptible », renchérit également Anne. Pour les associations, il est enfin nécessaire d’instaurer une vraie prévention, en formant les professionnels travaillant au contact d’enfants (enseignants, éducateurs, soignants) à traduire chez eux certains signaux d’un abus sexuel. Une prévention qui concerne chaque membre de la société. Au CAIPP, depuis la parution de La Familia grande, la fréquentation des groupes de parole a bondi de 30 %. Ce besoin de dire « pour les autres, ceux qui n’en ont ni les ressources, ni l’énergie vitale », quatre victimes l’expriment aujourd’hui dans La Provence.

~ Delphine TANGUY et Sabrina TESTA ~

« Ce pantalon qui nous hante, c’était celui de papa. »

À l’école, j’ai toujours été insupportable. J’étais « l’enfant qui va mal », mais quel prof est formé à traduire ce mal-être ? À la maison, je me suspendais au balcon, je voulais mourir. Ma sœur me rattrapait. Dans cette famille à l’aise financièrement -mon père était entrepreneur, ma mère, infirmière libérale- qui pouvait comprendre ce que je voulais dire, avec mes mots d’enfant, quand je disais, « Je ne veux pas aller laver la voiture avec papa, je ne veux pas ranger la cave » ? Personne n’a entendu. Ce mal-être, je l’ai traîné à l’adolescence, je fuguais, je me mettais en danger, j’ai eu des troubles alimentaires, consommé beaucoup de drogue. Et je ne savais pas pourquoi j’étais si mal, car mon cerveau avait tout oublié. C’est enceinte, à 24 ans, que des flashs ont commencé à revenir. Je suis dans le garage, et je vois… un pantalon. « Qu’est-ce que c’est que ce pantalon ? » j’ai demandé à ma sœur. Et là, c’est fou, elle me dit : ce pantalon, ce flash, je l’ai aussi. Petit à petit nous avons compris que ce pantalon, c’était une fellation qui nous avait été imposée. Mais ce n’est qu’à 35 ans, en thérapie familiale, que nous avons compris que ce pantalon qui nous hantait, ce pédophile, c’était notre père. Jusque-là, c’est comme si nos pensées étaient figées, mais lorsque tu admets que tu as été victime, alors, les souvenirs remontent. C’est ce qui est arrivé pour nous. Dans les groupes de parole, avec le CAIIP (lire par ailleurs), j’ai aussi trouvé de l’aide, compris que ces images, ce n’était pas que dans ma tête mais bien la réalité. Mais j’ai attendu mes 35 ans pour porter plainte contre mon père. Ce qui m’a fait du bien aussi, quand j’ai porté plainte, c’est ce gendarme qui m’a écoutée, et qui m’a crue: un gendarme, c’est déjà un peu la loi, non ? Il y a eu confrontation, mon père a tout nié et ça a été classé sans suite : pas de preuves ! Il a continué sa vie, quoi. Depuis, ma sœur n’est que colère, en dépression, elle ne peut pas avancer. Moi, j’ai changé mon nom, quand le nouveau mari de ma mère nous a adoptées, ma sœur et moi, et mon prénom plus récemment pour reprendre le contrôle de ma vie. En juillet, j’ai reçu ma nouvelle carte d’identité.

~ Céleste, 41 ans, médiatrice, Paris ~

« Pas un jour ne passe sans que j’y pense »

En ce moment, il y a une fenêtre qui permet l’expression d’une parole, avec le livre de Camille Kouchner -je la remercie de mettre ce drame à l’agenda politique et sociétal, de pointer le déni de la société, l’omerta des familles- et ces articles qui sortent : je suis très enthousiaste et aussi super en colère, parce que tout ça ne sort que maintenant ! Mais j’ai envie de parler, pour ceux qui ne peuvent pas le faire. Car le poids du silence sur l’inceste, il est destructeur. « C’est bon, c’est passé », m’avait dit ma mère… Non, ce n’est pas « passé » ! Même si aujourd’hui je suis heureuse, avec un mari qui m’aime, une fille adorable, des amis et un bon métier, il n’y a pas un jour sans que j’y pense. Je ne sais pas quand ça a commencé : j’avais peut-être 5 ou 6 ans. On habitait une petite maison, à la ferme, en Bretagne, on dormait tous dans la même pièce, les enfants, moi, ma sœur et nos deux frères, autour du lit de nos parents. Ça s’est passé là, pendant la sieste, quand ma mère n’était pas là. Mon père se mettait derrière moi, en cuiller, il y avait des attouchements et il me demandait aussi d’embrasser son sexe. Le premier souvenir, c’est ma sœur qui me demande : « Qu’est-ce qu’il te fait, papa ? S’il recommence, tu viens me le dire. » C’est grâce à ma sœur que je n’ai pas de mémoire traumatique : à partir du moment où elle dit que ce qui m’arrive, ce n’est pas « bien », je m’en souviens. Elle a 12 ans de plus que moi et je comprends, plus tard, qu’elle a vécu bien pire que moi encore… Ce père, je le haïssais, car je l’aimais encore. J’avais des envies de meurtre, souvent : dans une ferme, le danger est présent. Il y a cette fosse à lisier qu’il nettoie et où il peut rester, de la mort-aux-rats… Mais en surface, je vais bien, je suis super-sociable, on ne peut rien détecter. Ça s’est arrêté pour moi lorsqu’un jour, dans une dispute, ma sœur l’a menacé d’un couteau. C’est elle, aussi, plus tard qui a dit à ma mère ce qu’il nous avait fait : je me souviens, j’étais à la maison, recroquevillée sur mon lit, et maman arrive. « Qu’est-ce qui s’est passé » ? elle me demande. J’ai dit que je ne voulais plus en parler et du coup… on n’en a plus parlé. Ensuite, je pars dans le sud de la France pour mes études, et je coupe peu à peu les ponts avec mes parents. À ce moment, avec les garçons, je suis dans des relations où je ne m’accorde pas de valeur, je suis de la viande, mon corps n’a pas d’importance. Avec l’un de mes frères et ma sœur, on est fusionnels, et un jour on appelle les parents pour leur dire adieu. Je devais avoir 22-23 ans, à ce moment-là. On a demandé à notre mère de partir, de quitter notre père : il est cultivé pour son milieu, fort, présentable, imposant, gentil pour l’extérieur mais impulsif avec nous, avec ses animaux, très maltraitant. Elle lui est complètement soumise. Pour moi, c’est inimaginable qu’une mère, apprenant ce que ses enfants ont subi, reste avec leur agresseur ! Mais elle est restée avec lui, oui. « Je ne sais pas pourquoi ça nous arrive », m’a-t-elle dit un jour. Nous arrive ! Euh, non maman… À 27 ans, j’ai porté plainte contre lui. C’était un an avant la prescription ; pour ma sœur, c’était trop tard. Il y a eu confrontation, dans un petit bureau, à la gendarmerie de leur commune : je lui ai dit qu’il était une merde humaine. Il a avoué et puis il a nié, les gendarmes l’ont gardé pendant 24 h, mais il n’y avait pas de preuves, ils étaient fous de ne pas avoir pu le coincer ! Moi, je n’attendais pas une réparation par la réponse judiciaire -je me sentais aussi coupable de me dire qu’il irait peut-être en prison, qu’allait-il lui arriver là-bas ?- mais cela fait partie je crois d’un parcours de reconstruction. Aujourd’hui, avec ma sœur et mon frère, cela fait plus de dix ans que nous n’avons pas vu nos parents. Ils ne connaissent pas leurs petits-enfants. Ma mère a Alzheimer, je crois. Une fois, je suis allée taguer leur terrasse, dans leur village : « Violeur », j’ai écrit, ça m’a fait du bien. Aujourd’hui, j’ai un nouvel élément qui permettrait peut-être de rouvrir le dossier, mais j’hésite, je pense à toute l’énergie que cela va me prendre…

~ Anne, 41 ans, enseignant chercheur, Bouches-du-Rhône ~

« Enfin, j’ai compris que je n’étais pas fou »

Mon père était directeur commercial, on était aisés. Cela n’a sûrement pas aidé à voir les signes que quelque chose n’allait pas… Et pourtant, j’ai été un petit garçon tout le temps malade, des maux de ventre terribles. On m’a même opéré de l’appendicite, mais mon appendice allait bien ! Mon adolescence est terrible, je suis profondément dépressif. Ma petite sœur, elle, a été anorexique, elle a fait des tentatives de suicide. J’avais 5 ans quand mon père a commencé à s’attaquer à moi, 12 quand il a cessé, mais m’a aussi rejeté : ce qui l’intéresse, ce sont les petits garçons avant la puberté. Les petits garçons en uniforme de scout, particulièrement. Il collectionnait leurs photos, il me demandait de les trier avec lui, je pense aujourd’hui qu’il aurait voulu que je partage son fantasme, pour maintenir son emprise. La meilleure garantie du silence… Il était pédophile, c’est une évidence. Mais dans le huis clos de la famille, vous partez du principe que vos parents vous aiment et que c’est donc pour cela qu’ils vous font… ce qu’ils vous font. Moi, j’ai l’impression que mon enfance commence en 1998, avec la Coupe du monde : avant, il n’y a rien. Puis, je deviens papa. Je suis en train de changer mon fils quand des images de viol me reviennent. Pour moi, c’est terrible : est-ce que je suis un monstre de voir ces images-là, que disent-elles de moi ? Déjà que toute ma vie je me suis demandé si j’étais fou… Un cauchemar que je fais depuis l’enfance revient : je vois un velux, le ciel bleu derrière, je suis terrifié. Je ne comprends pas. Le voile se déchire mais il reste encore beaucoup de brouillard… Un jour, mon fils a 5 ans, je refais le cauchemar mais cette fois… en entier. Les odeurs, les goûts. Je comprends que le velux, c’est celui de la chambre de mes parents. Les images de viol, c’est celui que mon père me fait subir. J’en ressors en miettes. Ma femme me rappelle qu’un jour, elle l’a surpris en slip dans la chambre de mes enfants: ils pleuraient, a-t-il dit… Quand je vais à la brigade des mineurs, je ne le fais pas pour moi, mais pour eux. Je repense aussi aux photos de petits garçons, aux correspon-dances qu’il entretenait avec certains. On va découvrir qu’il a abusé deux cousins à moi mais aussi une quinzaine de membres de son club de scouts. Dans son ordinateur, on découvre du matériel pédopornographique, des photos, un texte où il raconte comment un grand-père viole ses petits-fils… Aujourd’hui, de tous ces cas, seul le mien n’est pas prescrit : mon père est poursuivi pour viols incestueux et j’aimerais qu’il soit condamné, que la loi soit dite. Mais je voudrais un procès public, car à huis clos, il aurait déjà gagné. Je veux qu’il soit face à la société, et que celle-ci prenne ses responsabilités. Refuser l’inceste, ce n’est pas juste reconnaître les victimes, mais bien aussi admettre qu’un membre de notre famille, un ami, un collègue, peut être un agresseur. Ce bouleversement sociétal est un défi et il faudra le faire durer plus d’une semaine de médiatisation…

~ Loïc, 34 ans, ingénieur, Paris ~

« Accepter de se reconstruire sur des ruines »

J’ai été violée par mon père de l’âge de 10 ans – peut-être même avant – à l’âge de 16 ans, lorsque ma mère était hospitalisée pour un cancer. J’ai compris, au départ, que ce devait être un secret puis par ses attitudes, un mauvais secret, un secret interdit. Si je ne m’exécutais pas, il devenait irascible et très désagréable. C’était devenu une monnaie d’échange. Pour qu’il soit sympa, il fallait qu’il se détende. J’étais alors incapable de dire quoi que ce soit, ni à ma mère qui était malade, ni à mon frère qui ne l’aurait pas supporté. J’ai mis en place un énorme masque pour que personne ne soit au courant et ne pas mettre en danger ma famille, de peur qu’elle n’explose. Je souffrais alors d’une pudeur extrême, d’une incapacité à me laisser approcher par le pédiatre et d’insomnies, dont je ne me suis toujours pas défaite. J’en parle seulement à mon meilleur ami, à l’âge de 14 ans, et c’est lui qui m’aide peu à peu à refuser les avances de mon père, en me faisant comprendre que c’était de la destruction pure et dure. Mon père réagit en me renvoyant mauvaise humeur et agressivité, mais j’ai grandi et je suis soutenue par mon ami donc je peux encaisser. Ma vie change du tout au tout lorsque ma mère, qui n’est alors pas au courant des faits, divorce : je pars m’installer loin, avec elle. Les années passent et, si au fond de mon cœur, je sais très bien ce qui s’est passé, je ne pense pas alors que cela a un véritable impact sur ma vie, je me dis juste que ma vie sexuelle a commencé plus tôt que la plupart des gens… Vers l’âge de 40 ans, mon petit-ami d’alors m’achète deux livres qui traitent du sujet (« Panser l’impensable » de Fernande Amblard et « La première fois, j’avais six ans… » d’Isabelle Aubry). Une gifle ! Deux livres qui vont décoder toute ma vie… Je réalise que toutes mes relations professionnelles, amicales, amoureuses sont teintées par ces viols. Je n’arrivais par exemple pas à m’engager avec qui que ce soit, à faire confiance, de peur d’être trahie. J’apprends qu’il existe des psy spécialistes de l’inceste (victimes et bourreaux). Je débute une thérapie qui me fait comprendre qu’au lieu de culpabiliser, j’ai le droit de me sentir victime. Je m’en rends vraiment compte lorsque ma thérapeute me dit que la séance est gratuite alors que je suis en train de remplir un chèque : « vous êtes prise en charge par l’hôpital ». J’étais reconnue comme une victime et c’est déjà une première forme de réconfort, une petite justice. Ma thérapie va durer des années. Dès les débuts, je trouve le courage d’écrire une très longue lettre à mon père et je décide d’aller jusqu’à lui pour la lui lire les yeux dans les yeux. Un moment terrible. En fin de lecture, il m’a demandé pardon, mais ce n’était pas sincère, c’était pour me calmer, par peur que je le poursuive en justice. Il a nié la moitié des faits. Mais j’étais sûre de moi, je n’avais oublié aucun détail, comment aurais-je pu, alors que les viols étaient à ce point répétitifs ? Au bout de six ans de thérapie, j’écris une autre lettre que je lis cette fois à ma famille. Le poids, le masque de toute une vie est tombé ce jour-là. Même si ça fait très peur, ça a allégé mon cœur. Cette révélation a été l’horreur sous un calme apparent, beaucoup de regrets, d’interrogations : comment n’avaient-ils pas pu voir ça alors que j’étais sous leurs yeux ? Je sais très bien qu’engager des poursuites aide à guérir mais je voulais une justice humaine et familiale, que mon père reconnaisse le mal qu’il m’a fait. Au lieu de cela, il m’a accusée d’être à l’origine de la demande de ces relations incestueuses. J’ai ressenti une colère qui aurait pu me pousser à l’attaquer en justice. Mais réaliser qu’il était atteint psychiatriquement m’a fait renoncer complètement à la voie judiciaire. J’avais en face de moi un malade, et je n’avais rien fait de mal. Il y a d’ailleurs chez lui des comportements typiques d’une personne abusée. Aujourd’hui, je n’attends plus qu’il comprenne, il est trop altéré et âgé. Guérir de tels viols peut être long et on n’a pas tous les mêmes ressources pour s’en sortir. Quoi qu’il en soit, aucun psy, aucun ami ne doit forcer quelqu’un à se démasquer… Encourager, oui, mais forcer, surtout pas. La chronologie de chacun est unique. Il ne faut pas juger les gens, c’est extrêmement difficile de se replonger dans ses souvenirs et de déprogrammer le filtre qui a teinté toute son existence. Le travail d’une vie. C’est aussi accepter qu’on s’est construit sur des ruines et qu’il faut, pierre par pierre, reconstruire autrement.

~ Nina* , 46 ans, Vaucluse ~

(*) Le prénom a été changé à la demande de notre interlocutrice.

L’analyse – « Libérer les oreilles plus que la parole »

Dans la foulée de l’affaire Kouchner, le hashtag #MeeTooInceste est lancé samedi sur Twitter par des militantes féministes du collectif #NousToutes. À l’image du mouvement #MeToo encourageant la prise de parole des femmes victimes d’agressions sexuelles, qui a connu un grand retentissement en 2017. « C’est parti de l’envie de témoigner massivement, au même moment, afin de libérer les oreilles davantage que la parole, raconte Madeline Da Silva, membre du collectif à l’initiative de cette campagne. Les victimes ont toujours parlé mais elles ne sont pas entendues. » Plus de 150 membres de #NousToutes ont twitté en même temps, à midi pile : « Ce qui a déclenché une déferlante, un raz-de-marée. Lundi, on comptait 80 000 messages qui racontent les viols, agressions sexuelles subis pendant l’enfance à l’intérieur du cercle familial. Et ça continue. Un mouvement historique. » Une manière pour cette militante des droits de la femme et de l’enfant, par ailleurs adjointe au maire des Lilas (Seine-Saint-Denis), de montrer le caractère massif de ce fléau mais aussi de faire pression auprès du gouvernement. « Nous ne voulons pas ne nous concentrer que sur des revendications concernant la loi, qui condamne déjà ces violences : le viol est un crime. Davantage que la répression, il faut axer sur le côté préventif. Une moyenne de 2 à 3 enfants par classe sont concernés, combien sont détectés ? » Et de demander un grand plan de formation pour les professionnels travaillant au contact des enfants. Le collectif a lancé une pétition mardi sur change.org (#MeTooInceste – Les enfants parlent, protégeons-les!), qui avait recueilli hier près de 37 000 signatures. Et appelle le gouvernement à agir : « ll faut dire que ces violences existent, engager une politique publique de prévention, qui peut faire monter le niveau de conscience. On a su le faire concernant l’alcool, le tabac ou la sécurité routière. Le fait de ne pas le faire est un choix. »

~ Madeline Da Silva, #NousToutes ~

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